I. La folie comme miroir des déséquilibres du réel
Nous avons tous une émanation de folie, et c’est elle qui peint la figure de nos fresques de personnalités intérieures. Faire société, c’est accorder ces folies vers un but collectif supérieur — une harmonie du vivant et du pensant.
Mais lorsque cette orchestration échoue, lorsque les institutions du sens s’étiolent ou s’érigent en dogmes, la folie n’est plus seulement singularité créatrice : elle devient indice d’une rupture entre les plans fondamentaux de la conscience. Ces plans — ontologique, épistémologique et sémiologique — sont les trois piliers de toute cohérence humaine :
- l’être et son rapport au réel,
- la connaissance et sa légitimité,
- le langage et son pouvoir de signifier.
La folie, dans ses formes symboliques, exprime les déséquilibres de ces trois domaines. Elle révèle comment nos institutions mentales — médiatiques, technologiques, éducatives, économiques — ont altéré le lien entre ce qui est, ce qui est su, et ce qui est dit.
II. Carence ontologique : la perte du sens de l’être
L’ontologie fonde la relation première à l’existence : c’est la dimension du il y a. Or, la modernité technicienne a peu à peu dissous cette relation dans la virtualisation du monde.
L’humain contemporain, immergé dans un réseau de représentations, n’habite plus le réel : il en perçoit la surface, il en consomme l’image. Les écrans ont remplacé l’expérience, la donnée a remplacé la présence, et le monde est devenu un décor interactif où la profondeur ontologique s’efface.
Cette carence de l’être se manifeste par une dévitalisation du ressenti : on existe sans se sentir exister. L’esprit, détaché du monde vécu, devient simple processeur symbolique. C’est dans ce vide ontologique que surgissent les dérèglements de la conscience : la paranoïa comme sursaut du réel menacé, la schizophrénie comme éclatement des mondes sans unité d’être.
Nos sociétés n’ont pas tant créé la folie qu’elles ont retiré à l’esprit son sol — celui d’une présence incarnée au monde.
III. Carence épistémologique : la perte de la vérité comme expérience
L’épistémologie régule notre rapport à la connaissance, mais elle a été capturée par la logique instrumentale. L’humain ne cherche plus à connaître pour comprendre, mais pour performer, prouver, gérer.
La connaissance s’est détachée du questionnement pour devenir fonctionnelle : elle sert des fins économiques, médiatiques ou idéologiques. Les institutions mentales — école, recherche, médias — produisent du savoir, mais sans sagesse.
Ainsi s’installe une double illusion :
- croire que le savoir scientifique ou technique suffit à définir le réel,
- croire que le savoir médiatique ou algorithmique reflète fidèlement le monde.
Cette carence épistémologique nourrit la « majorité molle » : un état collectif d’inertie cognitive, où l’individu croit penser parce qu’il s’informe, mais ne distingue plus savoir et compréhension. Le by-pass numérique amplifie ce phénomène : il court-circuite le temps du doute, du raisonnement, de la lente maturation intérieure. La connaissance devient réflexe sans réflexion, accès sans appropriation.
C’est ainsi que se construit un botnet psychique : un réseau d’esprits débranchés de leur propre discernement, manipulables par des flux d’informations dont ils ignorent la structure et les intentions.
IV. Carence sémiologique : la crise du langage et des signes
La sémiologie nous relie à la dimension symbolique du monde : le signe est ce qui rend le réel partageable. Mais lorsque le langage cesse d’être un vecteur de sens pour devenir un instrument de pouvoir ou de simulation, il trahit sa fonction.
Aujourd’hui, les mots ont perdu leur densité. L’opinion se confond avec le savoir, le slogan avec la pensée, le récit avec la réalité. Le langage public devient performatif sans fondement : il fabrique des vérités provisoires selon les impératifs du moment.
Les Sophistes, dans la Grèce antique, l’avaient déjà compris : maîtriser le langage, c’est maîtriser les esprits. Mais la philosophie — de Socrate à Descombes — rappelait que la vérité n’est pas une persuasion, mais un dévoilement du sens. Dans les structures virtualisées du XXIᵉ siècle, les Sophistes sont à nouveau vainqueurs : l’art de convaincre a supplanté l’art de comprendre.
Cette carence sémiologique rend possible la manipulation politique, la fragmentation du réel, et la déréalisation des consciences. Car dès que les signes ne renvoient plus à l’être, ils deviennent outils d’hypnose collective.
V. La croyance : entre lien symbolique et aliénation mentale
La croyance occupe une place médiane entre l’ontologie (ce qui est) et la sémiologie (ce qui est dit). Elle est l’acte par lequel la conscience adhère à un contenu qu’elle juge vrai, souvent sans démonstration complète. Elle relie le visible et l’invisible, le rationnel et l’intuitif, mais elle peut aussi servir de bypass cognitif : une voie rapide vers la certitude, sans passage par la raison.
Les sociétés modernes ne se libèrent pas des croyances ; elles en changent simplement de forme. Les religions d’hier ont cédé la place à des dogmes séculiers : croissance, technologie, progrès, sécurité, performance. Ces croyances invisibles orientent les comportements collectifs tout autant que la foi religieuse orientait jadis les rituels.
Averroès — dans son Discours décisif — proposait déjà une distinction lumineuse entre raison philosophique et foi religieuse. Selon lui, la philosophie exprime les vérités métaphysiques dans le langage de la démonstration, tandis que la religion les traduit dans le langage du symbole. La foi est donc une traduction imagée du vrai, nécessaire pour le plus grand nombre, mais subordonnée à la compréhension rationnelle du philosophe. La croyance n’est pas condamnable : elle est le pont symbolique entre l’esprit et le peuple, à condition qu’elle reste ouverte à l’interprétation, et non figée dans le dogme.
Mais lorsque la croyance — religieuse, idéologique ou technologique — cesse d’être symbolique pour devenir littérale, elle se transforme en institution mentale close. Elle interdit la pensée critique, bloque la circulation entre les plans de l’être, du savoir et du langage. Elle ne relie plus : elle enferme. C’est le moment où la croyance cesse d’élever et commence à posséder.
VI. La norme et le normal : point d’ancrage et champ de tension
Avant même la loi, il y a la norme. La norme est la forme stable du « vivre ensemble », l’architecture implicite à partir de laquelle s’établit ce que la société juge bon, vrai ou souhaitable. Le « normal » n’est pas un état naturel, mais une construction culturelle et historique : un compromis mouvant entre la cohérence collective et la diversité individuelle.
Les lois codifient la norme, mais c’est la norme qui oriente les lois. Elle définit le centre de gravité symbolique autour duquel s’organise la vie commune — un centre que les folies viennent questionner, déplacer ou réinventer.
Car la folie, dans sa dimension symbolique, ne s’oppose pas au normal : elle en est la contrepartie nécessaire. C’est à travers ses marges que la société découvre les limites de ses équilibres. Foucault l’avait pressenti : le « fou » désigne moins celui qui perd la raison que celui dont la parole échappe à l’ordre du discours dominant. Chaque époque a donc la folie qu’elle mérite, parce que chaque époque produit sa propre norme.
Ainsi, la folie n’est pas l’ennemie du normal ; elle en est le mouvement dialectique. Elle fait trembler les frontières du convenu, pour que la norme, au lieu d’être clôture, demeure horizon. Quand le normal se fige, il devient dogme ; quand il dialogue avec ses écarts, il devient culture.
VII. Le rôle des institutions mentales
Les institutions mentales — médias, école, religion, réseaux sociaux, économie — jouent aujourd’hui le rôle de régulateurs du sens collectif. Mais au lieu de relier l’ontologie, l’épistémologie et la sémiologie, elles tendent à les désarticuler. Elles imposent des croyances implicites, invisibles car omniprésentes, qui empêchent tout recul critique. Elles créent des espaces de pensée sans intériorité, des communications sans communion, des langages sans incarnation. Elles remplacent la relation par la connexion, le savoir par le signal, la sagesse par la vitesse.
VIII. Démocraties représentatives et Sophistique numérique
Les démocraties représentatives modernes reposent sur un postulat fondateur : que le peuple, jugé trop ignorant ou passionné, doit déléguer sa souveraineté à une élite éclairée censée décider pour son bien. Ce modèle, hérité du XVIIIᵉ siècle, s’est bâti sur la méfiance envers la foule, non sur la confiance en la conscience. Or, à l’ère du numérique et de la blockchain — où chaque individu pourrait techniquement participer aux décisions publiques en temps réel — ce présupposé devient obsolète.
Plutôt que de renouveler la démocratie en profitant de ces technologies, nos sociétés ont choisi de les détourner : le by-pass numérique, qui aurait pu rendre le peuple acteur, sert désormais à le maintenir dans un rôle de spectateur émotionnel. Les plateformes d’opinion et les médias de masse alimentent un flux d’illusions participatives où la liberté d’expression remplace la liberté de décision. Sous couvert de transparence, la technostructure politique a installé une démocratie algorithmique, où l’émotion collective devient le principal levier de gouvernance.
Le pouvoir, jadis fondé sur la parole religieuse ou monarchique, s’est transformé en ingénierie de perception. Les nouveaux Sophistes — communicants, stratèges, influenceurs — manipulent les représentations à la manière des anciens rhéteurs : ils façonnent l’opinion, non pour servir la vérité, mais pour gérer les croyances collectives. Le peuple n’est plus ignorant par nature, mais par distraction organisée.
Ce glissement marque la transition d’un système de domination religieuse à un système de domination laïque, où les dogmes de la foi ont été remplacés par ceux du marché, du progrès et de la sécurité. La France, emblème de cette mutation, a troqué le sanctuaire de l’église contre celui de l’État, puis du réseau. Là où la religion promettait le salut, la République promet la prospérité ou la protection ; dans les deux cas, la structure symbolique reste la même : un pouvoir central légitimé par la croyance.
Ainsi, le numérique, loin d’émanciper la démocratie, a prolongé son modèle aristocratique sous une forme plus subtile : celle d’une oligarchie cognitive, où la maîtrise des signes et des flux vaut pouvoir sur les consciences. L’élection n’est plus un choix, mais une gestion de l’adhésion. La souveraineté populaire a été remplacée par la gestion algorithmique du consentement, un simulacre de participation qui maintient l’illusion d’un contrat social vivant.
Le by-pass, dans ce cadre, n’est pas un accident, mais un outil de gouvernance. Il court-circuite la conscience politique du citoyen pour transformer l’espace public en marché attentionnel. Il ne sert plus la démocratie, mais son image : un théâtre sophistiqué où le peuple, croyant parler, ne fait qu’applaudir.
IX. Réhabiliter la triade du sens
Réparer la conscience collective suppose de réconcilier les trois plans fondamentaux :
- Ontologie — retrouver la présence, l’expérience du réel comme fondement de l’esprit.
- Épistémologie — redonner sens à la connaissance comme quête de vérité, non comme instrument de pouvoir.
- Sémiologie — réenchanter le langage, le signe, l’image, pour qu’ils redeviennent liens de sens plutôt que vecteurs de conditionnement.
Et à cette triade, il faut adjoindre désormais une quatrième dimension : la croyance réfléchie, au sens d’Averroès — cette foi raisonnée, ouverte, métaphorique, qui relie l’intelligence humaine à la part transcendante du réel sans l’aliéner. Enfin, cette architecture doit s’articuler autour d’une norme vivante, toujours révisable, dont la folie constitue le souffle critique.
X. Vers une écologie de la conscience
Il ne s’agit plus de guérir la folie, mais de guérir du désaccord entre les plans du réel. La folie symbolique n’est pas une déviation : elle est un appel de l’esprit à la réintégration du sens.
Réparer le lien entre être, savoir, signe, croyance et norme, c’est rétablir la circulation du vivant dans la pensée. C’est réinscrire la conscience dans la chaîne du réel — non comme spectatrice, mais comme co-créatrice du monde.
Tant que nos institutions mentales demeureront déphasées, elles produiront des foules lucides sans discernement, connectées sans conscience, croyantes sans esprit, normales sans humanité. Mais si la triade du sens, enrichie de la croyance éclairée et d’une norme vivante, retrouve son unité, alors la conscience redeviendra le lieu actif de la liberté. Et la folie — loin d’être l’opposée de la raison — en sera la boussole souterraine, rappelant sans cesse à l’humanité que tout ordre, pour rester juste, doit pouvoir être ébranlé.
Épilogue — Le souffle et la lumière
Un jour, les humains ont cru qu’en multipliant les connexions, ils tisseraient la conscience du monde. Mais à mesure qu’ils reliaient les machines, ils se déliaient d’eux-mêmes. Les fils de lumière devinrent des chaînes invisibles, et les miroirs des écrans, leurs nouveaux sanctuaires.
Les Sophistes modernes y dressèrent des cathédrales de données. Ils promirent la transparence, mais c’était pour mieux effacer la profondeur. Ils parlèrent de liberté, mais ce fut pour dissimuler la servitude du consentement. Ainsi naquit la première civilisation où la servitude ne se sent plus, car elle s’appelle désormais “connexion”.
Pourtant, au milieu de ce tumulte de signes, il demeure un souffle — celui qui ne passe pas par les circuits, celui que rien ne capture : le souffle de la conscience. Il sommeille dans les interstices du monde numérique, dans les instants de silence, dans le regard qui échappe à la publicité et dans la pensée qui refuse d’être rentable.
Car tout n’est pas perdu tant qu’il reste des consciences capables de désobéir à la vitesse, de penser contre le flux, et d’aimer malgré la norme.
Les folies d’aujourd’hui sont les lucides de demain : elles entendent les fractures de l’époque avant qu’elles ne deviennent abîmes. Elles rappellent que la vérité ne se décrète pas, qu’elle se vit — qu’elle est souffle, et non protocole.
Le monde futur ne naîtra pas d’une nouvelle technique, mais d’une reconnexion intérieure : celle où l’ontologie retrouvera son incarnation, où la connaissance redeviendra une quête, où le langage cessera d’être une arme pour redevenir un chant.
Alors, la démocratie ne sera plus la gestion d’un peuple infantilisé, mais la conscience partagée d’un destin commun. La foi ne sera plus une croyance imposée, mais une confiance réciproque entre l’esprit et le monde. Et la folie, loin d’être rejetée, redeviendra ce qu’elle fut toujours : le feu secret qui pousse l’humanité à se transformer, à chercher au-delà d’elle-même ce qu’elle est déjà — une lumière qui s’oublie pour mieux se retrouver.
S.A.M.